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15 septembre 2006

Elle et lui

Il était assis dans le train, à moitié endormi.

Tout autour de lui, des gens comme lui, comme vous et moi, tous et toutes comme lui, vivent leur morosité en solitaire. Les regards se croisent, les gens se transpercent, puis passent vite fait à autre chose. Habituellement, cette autre chose, c’est tout ce qui se trouve de l’autre côté de la paire d’yeux qui a amorcé ce déclic naturel et cette manœuvre de contournement : le coin du banc, le sac à main entre les pieds, les pages du livre qui s'éventre à l’envers en face de vous, dégorgeant de mots que vous avez peine à lire; la fenêtre et le paysage embrouillé par la vitre sale, un détail du plafond, un autre du plancher, une chaussure qui prend trop de place sous le sac gras d'un écolier forcé d'être un écolier. Ou même plus banalement les pages de votre propre bouquin, de votre magazine ou de votre rempart feuilleté débordant de sections sport, voyage, arts et spectacles et actualités; si vous avez eu l'audace de vous procurer l'outil adéquat de façon à vous en servir de trompe l’œil ou d'astucieux plan évasion, la curiosité des autres est vite mise à l'épreuve.

Ou alors, vous tombez sur une autre paire d’yeux qui vous fixent momentanément, sans commentaires; et là, le ballet recommence de plus belle, de part et d’autre.

Mais il arrive parfois que vous tombiez non pas sur une paire d’yeux, mais plutôt sur d’autres paires d’yeux. Mais ici, on est privés de dessert et on passe outre.

Ce soir-là, dans ce train trop lent qui lui fait souvent oublier trop lentement son train et sa vie d’enfer, lui a vu autre chose.

Il l’a vue elle.

Elle avait sur ses genoux un portable. Sérieuse, très concentrée, intangible à tout ce qui n'était pas sur son écran. Sur ce petit écran où son regard figé dévide certainement des tonnes de maux de travail, des chiffres à n’en plus finir, l’ébauche d’un travail de recherche ou d’un rapport commercial; le procès verbal d’une rencontre urgente qui lui a presque fait manquer son retour et qui explique, peut-être, la fixité de son attention; un devoir universitaire; la recette de sauce de sa grand-mère, pourquoi pas; ou alors, peut-être, ses pensées les plus intimes? Ses états d’âmes? Son esprit brouillon débroussaillé par les touches de son clavier?

Elle était là, il l’a vue, mais elle ne voyait pas.

À la dérobée, il examinait. Dans le miroir de cette fenêtre sur un monde en mouvement tout autour, discrètement, pour ne pas se faire voir, il observait en reflet les jambes lisses poindre sous les plis de sa jupe brune, les petits pieds dans les escarpins, son manteau. Le petit nez, l'air sérieux, trop sérieux, la bouche crispée, les cils fixes, la toque nue sur la nuque, les mains agitées frénétiques dans un doigté saccadé de cliquetis.

Essayant de deviner l’indéchiffrable. Cherchant des détails pour percer le mystère, comme autant d’indices, comme autant de faits indéniables.

Une bague à la bonne main, sur le doigt. Bien sûr, elle avait accroché ses armes, c’est normal. Comme elle, il n’y en avait pas des tonnes de libres comme l’air. Normal. Il n’aurait pas fait mieux, Il aurait fait idem. Des comme ça, il n’y en a pas des tonnes.

L’arrêt suivant, les foules se déversent sur les quais. La vue s’améliore, toujours de plus en plus, jusqu’au constat fatal : à la dernière chance, au derneir arrêt, quand elle reste immobile tandis que nombre s'activent au glissement des portes, force est d’admettre que les deux trajets coïncident: le sien à lui file et le sien à elle suit. Le supplice durera donc jusqu’au bout.

Le reste n'est que déjà vu.

Le train s’immobile, tous se lèvent et prennent le champ. Et c'est alors qu'il la suivra, qu'il la regarde, qu'il bifurque et qu'il s'éloigne. Et c'est à ce moment qu'il comprend, finalement, qu’il s’en est fallu de peu.

Les femmes dans la vie des hommes ne courent pas les rues. Elles marchent lentement, un sac à main en écharpe, un portable lourd contre la hanche, elles marchent assurément vers leurs voitures, seules, sous le regard envieux des badauds qui la dévoreraient volontiers d’un coup de dents.

Et lui, il reste là, immobile, sachant très bien qu’elle reviendra demain. Et puis le surlendemain et l’autre surlendemain. Et qu’à chaque fois, si son homme à elle pouvait l’avoir à lui seul au retour du boulot, lui comprend que cette image qu'il a eue d’elle dans le trop court voyage restera à lui et à lui seul.

Cette image d’elle, elle lui a donnée comme un cadeau en gage de ce qui n’a jamais été, ne sera jamais.

Lundi soir, au retour, il prendra place en face d'elle. Dût-il affronter le revers de son écran noir et ses petits doigts pianotant avec détachement l'ignorance de ses oeillades indiscrètes.

Et mardi, il lui demandera son nom.

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Réponses à l'appel "Elle et lui"

 

Anonymous Anonyme a dit(21:51) : 

Bonne chance! Que votre aventure soit des plus belles cher Patrick.

 

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